[28 janvier 2011] BRUXELLES - Quelles doivent être les priorités du G20 face aux crises alimentaires ? Dans un message publié début janvier, le président de la Banque Mondiale, Robert Zoellick, propose 9 mesures que le G20 devrait selon lui adopter sous la présidence française. Ces mesures vont de l'amélioration de la transparence sur les stocks de céréales au renforcement des filets de sécurité sociale pour les pauvres, en passant par un soutien rapide aux pays victimes de hausses de prix. Nombre de ces mesures sont à la fois nécessaires et bienvenues. Mais elles traitent des symptômes du mal qui s’est développé dans le système alimentaire mondial, laissant de côté les causes.
Les mesures préconisées peuvent certes atténuer les effets des flambées de prix, mais elles sont totalement insuffisantes pour éviter une répétition continue des chocs.
Si le G20 souhaite s’attaquer aux causes des crises alimentaires et éviter ainsi de nouvelles catastrophes, il devrait concentrer ses efforts sur les 8 priorités suivantes:
1. Soutenir la capacité de tous les pays à se nourrir eux-mêmes. Depuis le début des années 1990, la facture alimentaire de nombreux pays pauvres a été multipliée par cinq ou six du fait de la croissance démographique et d'un manque d'investissement dans l'agriculture vivrière. La promotion continue d’une agriculture d'exportation a rendu ces pays très vulnérables à la volatilité des changes et aux flambées des prix sur les marchés internationaux. Le Mozambique, par exemple, importe 60% du blé consommé par sa population, et l'Égypte importe la moitié de ses besoins alimentaires. Dans ces conditions, toute hausse de prix affecte directement la capacité des pays à se nourrir à des conditions fiscalement acceptables. Cette tendance doit être inversée au plus vite. Il faut permettre aux pays en développement de renforcer leur agriculture vivrière. Il faut soutenir leurs petits agriculteurs et, lorsque l'offre intérieure est suffisante, protéger ceux-ci contre le dumping des produits agricoles sur leurs marchés locaux.
2. Appuyer la constitution de réserves. Des réserves alimentaires doivent être établies non seulement en tant que stocks humanitaires dans les zones pauvres sujettes aux catastrophes naturelles, comme le propose M. Zoellick, mais aussi et surtout comme un moyen d’assurer des revenus stables aux paysans et de garantir que les aliments seront disponibles à un prix abordable. Pourvu qu’elles soient gérées de façon transparente et participative, et que les pays unissent leurs efforts au niveau régional, les réserves alimentaires peuvent constituer un outil efficace de lutte contre la volatilité des prix, limitant les risques de spéculation par les traders et les abus de position dominante des acheteurs.
3. S'attaquer à la spéculation des acteurs financiers. La spéculation alimentaire sur les marchés des produits dérivés ne cause pas la volatilité des prix agricoles, mais elle peut l’aggraver de manière significative. Or cette spéculation a été rendue possible par la déréglementation massive opérée sur les marchés dérivés de matières premières à partir de 2000. Il faut y mettre fin. Les puissances économiques doivent restreindre les opérations sur les produits dérivés des matières premières agricoles aux seuls investisseurs qualifiés et compétents, basant leurs opérations sur les fondamentaux du marché plutôt que sur la seule quête de gains spéculatifs à court terme.
4. Soutenir la création de filets de sécurité sociale par un mécanisme mondial de réassurance. De nombreux pays pauvres craignent que s’ils mettent sur pied des systèmes robustes de protection sociale, ils seront incapables de les financier suite à des chocs intérieurs ou internationaux, comme une chute soudaine des recettes d'exportation, de mauvaises récoltes ou de fortes hausses des prix des denrées alimentaires sur les marchés internationaux. La communauté internationale peut aider ces pays à surmonter cet obstacle en mettant sur pied un mécanisme mondial de réassurance. Si le paiement des primes par les pays concernés va de pair avec une contribution des donateurs internationaux, cela peut constituer un incitant pour ces pays à mettre en place des programmes solides de protection sociale au bénéfice de la population.
5. Encourager les agriculteurs à s’organiser. 75% des pauvres vivent dans les zones rurales. L’une des principales raisons expliquant la pauvreté et la malnutrition des petits agriculteurs familiaux tient dans leur faible degré d’organisation. En formant des coopératives, les producteurs peuvent non seulement produire des récoltes, mais encore transformer leur production en denrées alimentaires et se charger du conditionnement et de la commercialisation, s’élevant ainsi sur l’échelle de la valeur ajoutée dans la chaîne alimentaire. Ils peuvent améliorer leur pouvoir de négociation pour l'achat d'intrants et la vente de leurs récoltes. Et ils peuvent peser politiquement, de sorte que les décisions qui les concernent ne soient plus prises sans qu’ils soient consultés.
6. Protéger l'accès à la terre. Chaque année, une superficie de terres supérieure à la surface arable de la France fait l’objet de négociations pouvant conduire à leur cession à des investisseurs ou à des gouvernements étrangers. Cette tendance actuelle à la spoliation des terres, qui se déroule principalement en Afrique sub-saharienne, constitue une menace majeure pour la sécurité alimentaire des populations locales. Les gains de production agricole résultant de ces investissements alimenteront les marchés étrangers, sans bénéficier aux communautés locales. Le G20 devrait appeler à un moratoire sur ces investissements à grande échelle jusqu'à ce qu'un accord soit trouvé quant aux conditions auxquelles ces acquisitions doivent se conformer.
7. Soutenir la transition vers une agriculture durable. Les chocs météorologiques sont une cause majeure de la volatilité des prix sur les marchés agricoles. Or, on peut s’attendre à davantage d’événements climatiques extrêmes dans les années à venir. L'agriculture est une des grandes victimes de ce dérèglement climatique. Mais elle a également une grande part de responsabilité: 33% des émissions de gaz à effet de serre sont proviennent de l’agriculture et de la déforestation opérée pour étendre les cultures et les pâturages. Il est donc vital de bâtir des systèmes agricoles à la fois plus résilients au changement climatique, et qui permettent de l’atténuer. L’agro-écologie fournit des solutions. Il faut cependant que les gouvernements fournissent un appui solide aux pratiques agricoles durables, afin qu’elles puissent se développer à plus large échelle.
8. Protéger le droit à l'alimentation. Dans la lutte contre la faim, les institutions et la protection des droits ont un rôle à jouer. La faim ne résulte pas d’un déficit de production à l’échelle de la planète, mais de ce que les droits des plus pauvres sont violés dans l’impunité. Il faut donc que les victimes de la faim puissent entamer des actions contre leurs gouvernements lorsque ceux-ci ne prennent pas les mesures qui s’imposent contre l'insécurité alimentaire. En garantissant le respect des conventions sur les droits des travailleurs dans les zones rurales, les autorités peuvent s’assurer que les 450 millions de travailleurs agricoles dans le monde aient droit à un salaire décent, et à des conditions de travail qui respectent leur santé et leur sécurité. Les actions des pouvoirs publics dans ce domaine doivent être soumises à un contrôle indépendant.
La faim avant tout une question politique, et non technique. Bien sûr, nous avons besoin des marchés pour nous nourrir. Mais nous avons surtout besoin d'une vision pour l'avenir, qui aille au-delà des solutions à court terme. Les pompiers seront toujours nécessaires. Mais ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, c’est d’architectes désireux de construire quelque chose de vraiment différent.
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Cette tribune d'Olivier De Schutter a été publiée sur Project Syndicate le 28 janvier 2011. Copyright: Project Syndicate, 2011.